La plus importante étude critique : exemplaire Genevoix, avec envoi Paris, « Les Étincelles», (31 août) 1929. 1 vol. (160 x 245 mm) de 727 p. et [2] f. Chagrin rouge, dos à nerfs, titre doré, tête dorée, couvertures et dos conservés. Édition originale. Envoi signé : «à Maurice Genevoix, dont l'œuvre est le plus beau fleuron de cette anthologie. Norton-Cru».
C'est dix ans après la fin du conflit que paraît, sous la forme d'un dictionnaire encyclopédique, un « essai d'analyse et de critique de souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928», comme l'indique le sous-titre de l'ouvrage, intitulé Témoins. Son auteur est alors un parfait inconnu, professeur de littérature dans une université privée américaine, le Williams College, à Williamstown, dans le Massachusetts. Jean Norton Cru - qui tient son deuxième nom de sa mère, Catherine Norton, anglaise - est né à Labatie-d'Andaure, en Ardèche. Parfaitement bilingue, il devient d'abord instituteur, avant de partir enseigner dans le Kent, puis de rejoindre son frère à Williamstown, qui y enseigne déjà. La première guerre mondiale va le marquer pour le reste de sa vie. D'abord dans la territoriale, puis sergent au 240e régiment d'infanterie, avec lequel il combat à Verdun entre 1915 et 1917. Il est ensuite détaché à l'arrière comme interprète, à la 51e division d'infanterie britannique, puis à la 1re division d'infanterie américaine. Le conflit terminé, il retourne aux États-Unis, mais ressent bien vite l'idée de s'exprimer sur ces quatre années terrifiantes. Il revient en août 1922 en pèlerinage à Verdun : c'est le déclic, qui lui fait commencer à lire ou relire tous les témoignages publiés sur la Grande Guerre ; ainsi qu'il l'écrit à sa soeur, il s'interroge à la forme à donner à son travail: « J'y pense tous les jours. Ce sera sûrement sur la guerre et parmi les divers plans, il y en a deux qui se présentent avec précision. » Face à l'abondante production du temps de la guerre, les oeuvres des témoins réels ont eu tendance à être noyées par une littérature patriotique, ayant volontairement masqué la réalité de la vie des soldats : son projet entend remédier à ce déséquilibre et il prend alors contact ceux qui lui semblent pouvoir témoigner au mieux de cette période pour mettre au jour les légendes de la guerre, développées par la littérature de convention ou l'imaginaire de certains témoins et de les dénoncer. « Cette finalité, qui fonde le projet Témoins, repose sur les deux piliers de l'expérience et de la rigueur scientifique. Pour Norton Cru, la Grande Guerre a été magnifiée, héroïsée à l'extrême et souvent au mépris des soldats. Parfois, au contraire, comme dans le cas du Feu de Barbusse, l'outrance et le goût prononcé pour le morbide disqualifient la parole du témoin», au détriment que ceux qui ont réellement vécue la guerre. Il reconnaît d'abord ce mérite à Maurice Genevoix au moment où il le lit pour la première fois. « Louant à ses soeurs la qualité et l'authenticité de son témoignage, Norton Cru écrit que ce "jeune normalien a vu". C'est presque, mot pour mot, les louanges qu'il adresse à un autre auteur, celui de Nous autres à Vauquois, d'André Pézard, en 1925 : "Vous faites partie de ceux qui ont vu".» (Gilles Benjamin). Aux yeux de Norton Cru, et de bien d'autres aujourd'hui, ces deux titres sont les deux plus importants récits de guerre jamais écrits. Commence alors un long et méthodique travail de lecture, de recoupements et de recherches, afin de « rassembler les relations des narrateurs qui ont agi et vécu les faits, à l'exclusion des récits des spectateurs, qu'ils soient du quartier général [...] ou dans leur bureau ». Son but était en effet de « faire un faisceau des témoignages des combattants » en les dissociant « d'avec la masse énorme de littérature de guerre où ils se trouvent noyés ». Entre 1914 et 1918, près de 340 témoignages de combattants ont été édités en France, dont certains connaissent une notoriété immédiate de la part des contemporains ou des critiques (dont cinq prix Goncourt et deux Femina) ; journaux, mémoires, essais, romans. Il analyse ainsi 304 titres, livrés par 252 auteurs. Au final, 250 notices traitant chacune d'un auteur seront livrées, chacune comprenant trois parties : une courte biographie de l'auteur, une description bibliographique du témoignage et une analyse critique de la valeur à la fois documentaire et littéraire de ce témoignage. Norton Cru classe l'ensemble des témoignages en six catégories : la valeur «excellente» n'est donnée qu'à 29 auteurs - dont évidemment Maurice Genevoix. Un travail de longue haleine, d'abord soumis aux éditeurs parisiens, qui chacun posent en condition préalable une plus grande clémence à l'égard des écrivains maison, souvent maltraités. En 1928, la Fondation Carnegie, par le biais de sa dotation et qui vient d'offrir à Reims la merveilleuse bibliothèque Art Déco qui porte aujourd'hui son nom, s'intéresse également au travail de Norton Cru, au point de lui faire signer un contrat d'auteur. Mais elle aussi s'émeut de l'omniprésence des jugements personnels et demande à l'auteur, par l'intermédiaire de son directeur James Shotwell, de nuancer un certain nombre de remarques et de critiques. Aux uns, comme aux autres, Norton Cru refuse de transiger : il se résout donc à une publication à compte d'auteur, que les éditions Les Étincelles vont imprimer et diffuser. Le livre suscite de vives réactions, car se montre sévère avec les écrits de Roland Dorgelès ou d'Henri Barbusse, et très critique envers À l'Ouest, rien de nouveau d'Erich Maria Remarque. « Les uns le portent aux nues, les autres le vouent aux gémonies. Les premiers en font le héros du peuple des poilus (et du peuple tout court), celui qui a restitué leur parole aux "sans voix", contre l'establishment, militaire et universitaire, l'histoire militaire, les historiens officiels ou supposés tels [...]. Les seconds laissent percer leur irritation et font de Cru un esprit étriqué, sûr de "sa" vérité et la chipotant aux autres de manière mesquine, un critique vétilleux et arrogant, n'hésitant pas à tronquer les citations, et incapable de comprendre que le témoignage "vrai" ne dit pas toute la vérité de la guerre. En somme, il est pour les uns une sorte de Galilée du témoignage et, pour les autres, pas très loin de Tartuffe [...]. Avec l'ambition humaine et scientifique qui est la sienne, Cru veut être le passeur qui donnera les clés de la compréhension à ceux qui n'ont pas vécu la guerre et qui tenteront pourtant d'en rendre compte. Sa démarche oscille, avec ses limites évidentes, entre une posture d'historien, aller au-delà des mythes, retrouver la réalité de la guerre par-delà les habillages rhétoriques et la propagande, et la position, dominante chez lui, du témoin, sûr de sa vérité et doutant que ceux qui n'ont pas vécu les événements soient capables de les comprendre : "on ne saurait attendre de l'historien qu'il débrouille ce chaos"» (Jean-Marie Guillon). Son travail, salué depuis, sera réédité par Jean-Jacques Pauvert en 1967, et une édition abrégée a été récemment publiée, en 2022. Maurice Genevoix dit de Jean Norton Cru qu'il a « consacré quinze ans de sa vie à cette mission de discernement. [...] Labeur immense, assumé avec une rigueur de jugement dont l'étroitesse, parfois, s'explique par l'excès de scrupules, par un souci obsédant d'honnêteté [...] » (in Vie et mort des Français, 1914-1918, Hachette, 1959, préface). Bel exemplaire d'une évidente et parfaite provenance. Jean-Marie Guillon, « Préface. Jean Norton Cru, la mémoire et l'histoire », in Jean Norton Cru, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2007 ; Gilles, Benjamin. « Interroger les anciens combattants : Norton Cru et la préparation de Témoins », in Écrire en guerre, 1914-1918, Presses universitaires de Rennes, 2017 ; Témoins, préf. de Philippe Olivera, Agonne, 2022.